Entretien avec Claire Counilh pour le Festival d’Automne à Paris, 2012

 

FORECASTING

Entretien avec Barbara Matijevic et Giuseppe Chico réalisé par Claire Counilh

 

Claire Counilh : Dans I am 1984 et Tracks, vos deux précédents spectacles, vous alliez fouiller dans le passé pour analyser la mise en scène de l’Histoire. Forecasting, spectacle qui clôt le tryptique, imagine une époque à venir. Comment abordez-vous l’Histoire lorsqu’elle n’est pas encore écrite ?
Barbara Matijevic et Giuseppe Chico : Loin de faire la prédiction d’un monde à venir, nous avons essayé de faire un déplacement temporel et spatial à partir d’un dispositif très simple dont la fonction est de miner l’unité visuelle de la réalité physique sur scène. Nous avons cherché à  provoquer une rupture dans cette continuité, à la craqueler en y faisant apparaitre, à l’aide d’un écran d’ordinateur portable,  littéralement des « fenêtres du possible », capable de surgir n’importe où et n’importe quand. Ce qui nous intéressait était de déplacer l’évidence de ce qui est donné à voir vers un nouveau régime de perception et de signification. La raison pour laquelle nous avons approché l’avenir à travers les images réside dans le fait que le futur, avant qu’il soit réalisé, n’existe qu’en tant qu’image, c’est à dire comme projection de l’esprit.

C.C. : La vidéo et l’écran occupent une place particulière dans Forecasting, notamment dans le rapport qui se tisse avec l’individu. Est-ce là une vision du futur ou une observation du présent ?
B.M. & G.C. : Nous avons cherché à mettre en scène un espace-temps suspendu entre deux régimes de perception parallèles : celui d’une réalité physique et celui de l’écran. Nous avons choisi le corps de l’interprète comme leur point de rencontre : lorsque ces deux mondes se croisent, ce corps est mis dans une situation paradoxale. Il devient un corps double, composé d’une combinaison de moyens, en vue de produire un effet qui le dépasse en tant qu’individu. Il est à la fois lui-même et d’autres personnes, il est à la fois ici et ailleurs, présent et absent. Il est ouvert à des nouvelles interprétations.

C.C. : Dans cette optique, l’individu deviendrait-il un point de passage entre ces deux mondes que vous évoquez : la réalité physique et l’écran ? Comment doit-il réagir dans cette nouvelle fonction qu’il occupe ?
B.M. & G.C. : Dans le jeu de ce déplacement corporel et spatial que nous avons mis en place, nous ne cherchons pas nécessairement à produire une rhétorique de la persuasion vis à vis du spectateur concernant la façon dont ce corps doit réagir…
Les actions des corps sur l’écran n’agissent pas véritablement sur le corps de l’interprète, mais il y a dans ce jeu de comme si un effet intéressant. Une rupture se produit au niveau de la relation naturelle qui lie la cause et l’effet. Cette rupture place ces corps dans une dynamique où ils peuvent répondre, s’adapter à la fonction qu’ils occupent et à leurs destinations, mais ils peuvent également se perdre, faire erreur. Ainsi l’estomac d’un corps sur l’écran devient la tête de l’interprète, le texte d’une vidéo est prononcé par l’interprète sur l’action d’une autre vidéo, etc. C’est par cette multiplication des (dé)connexions qui instaurent cette relation entre les corps que nous avons tissé nos scenarios.

C.C. : Vous utilisez beaucoup de vidéos issues de Youtube, illustration de la démultiplication des histoires personnelles au profit d’une seule Histoire. Comment avez-vous travaillé avec cet outil ?
B.M. & G.C. : En effet, pour Forecasting, nous avons utilisé uniquement les vidéos amateurs de YouTube. Nous avons passé des heures innombrables à les chercher, les visionner, les trier.
Avant d’en examiner une, il fallait que celle-ci soit d’une bonne qualité et qu’elle réponde au critère d’échelle  1:1. Ensuite, nous avons testé leurs enchaînements, le type de narration que cela créait. C’était un processus qui reposait beaucoup sur le hasard, – les vidéos qui proposaient les meilleures solutions étaient souvent trouvées par pure chance…
Nous étions fascinés par la qualité flottante de ces vidéos, oscillant entre la banalité des situations, mouvements et objets quotidiens et la possibilité de leur transformation en nouveaux outils de narration de soi. Il y a un potentiel énorme dans cette collectivisation des savoirs, les obsessions et possibilités qui en découlent…

C.C. : Ce potentiel de Youtube que vous évoquez, l’avez-vous vous-même testé, expérimenté, exploité ?
B.M. & G.C. : Oui, le travail sur cette pièce était un exercice plutôt vertigineux… Tout au long de nos recherches, il fallait à la fois interpréter les histoires des autres et s’en approprier pour raconter, construire la nôtre.
Ce travail parallèle de narrateurs et de traducteurs nous demandait de réexaminer sans cesse ce qu’on projetait dans le spectacle. L’introduction de chaque nouvelle vidéo provoquait des effets qu’il n’était pas facile à anticiper, ce qui nécessitait souvent une reconfiguration totale des matériaux de création. Mais aussi exaspérant que cela ait pu être parfois, c’est justement cette complexité qui nous a poussé vers des agencements entre les histoires et les images que nous n’avions pas pu prévoir.

C.C. : La projection dans un  temps futur est souvent associée à l’imaginaire développé par la science fiction. Quel rôle occupe la science fiction dans Forecasting ?
Il y a un moment dans la performance pendant lequel la narration devient explicitement celle de la littérature de science fiction, mais finalement elle n’en est qu’une parmi les autres. En même temps, on pourrait dire que la performance entière repose sur une idée propre à toute bonne science-fiction – celle de la  distanciation cognitive : c’est à dire l’évocation d’une réalité disloquée, une vision de notre monde transformé en ce qu’il n’est pas ou pas encore.

C.C. : Et comment vous projetez-vous dans cette réalité « disloquée » ?
B.M. & G.C. : Nous y projetons en mettant en scène un corps capable de changer son statut en une seconde. Un corps qui puisse être acteur-spectateur, à la fois de sa propre histoire et de celle de quiconque, quel qu’il soit. Enfin un corps pour lequel il est possible  de reconfigurer sans cesse la signification de son expérience.

C.C. : L’ancrage de notre corps dans le monde doit-il évoluer en fonction du progrès technologique ?
B.M. & G.C. : Il est impossible de nier le fait que la technologie ne change pas seulement le monde, mais aussi nos corps dans ce monde. Dans la trilogie, notre travail a reposé sur la pratique de la navigation sur la toile virtuelle. On pourrait dire que le flux d’internet est maintenant dans notre sang et il qu’il faut apprendre à vivre avec. Après des années de clics sur des interfaces, les objets dans le monde réel ne sont plus les mêmes. Nous pensons que le théâtre doit prendre en considération la façon dont la technologie est en train de réécrire nos corps, notre compréhension de la narration, notre relation avec la culture et notre compréhension de la présence.