Zarez – magazine bimensuel d’ art et culture, 29 Mai, 2008

 

Peut-on appeler virtuoses les performances qui refusent par tous les moyens les vieux codes de représentation (« tradition »), et qui ont souvent l’air d’un renversement innovateur et furieux “d’un pot de chambre de bébé”, ou bien ceux qui sont capables de citer, d’élaborer et d’accentuer l’accumulation des idées, le principe de tout savoir créatif, et qui sont souvent si accablés par l’histoire qu’ on les appelle avec amour les musées de la capitulation inconditionnelle?
Ces questions sont aussi à la base de la pièce typiquement ambiguë de Jérôme Bel Pichet Klunchun and Myself, où il confronte sa propre compréhension anti-spectaculaire et anti-religieuse de la danse contemporaine avec la méthodologie traditionnelle de la danse et de la religion en Thailand (…)
Barbara Matijevic et Giuseppe Chico s’engagent dans une confrontation similaire avec le sport, le capitalisme corporatif et les différentes limitations géographiques de la danse. Leur focus formel est l’année 1984 – non seulement comme la dystopie Orwellienes d’une société totalitaire, mais aussi comme l’année où l’interprète de « I am 1984 » a ses premières expériences de téléspectatrice, regardant pour la première fois l’ouverture des Jeux Olympiques et le ballet « Le Lac des cygnes », et participe à la parade organisée pour l’anniversaire de Tito. C’est la période ou B. M. (l’alter ego de Barbara Matijevic) rêve « d’entrer dans un téléviseur ». Elle se souvient d’avoir vu à la télé un moment célèbre du patinage artistique – l’interprétation du Boléro de Ravel par Jayne Torville et Christopher Dean qui leur a valu le résultat parfait, six points de la part de chaque juge dans le jury.
Effectivement, comment s’approcher a cet idéal? Comment fasciner le public par une performance parfaite? Pourquoi consacrer sa propre vie à une telle exaltation du public et des critiques?
La problématisation de la virtuosité continue avec la mention de la prima ballerine Mia Corak Slavenska qui, selon ses propres mots, est disparue en dansant sa célèbre et « parfaite » Coppelia. Est-ce que B. M. devrait “mourir” pour la scène, où tout simplement mourir sur scène, c’est à dire – expirer pour la dernière fois, ce qui lui assurerait sans doute le passage vers la transcendance?
Ces questions, mais différemment formulées, sont à la base de « I AM 1984 ». Et la question la plus importante, jamais prononcée: pourquoi B. M. se prend dans le piège et court après la Perfection, un effort semblable à l’envie de vouloir « contrôler » la frontière entre la vie et la mort?
Une réponse possible se trouve peut-être dans le titre de la pièce: l’envie de la perfection est peut-être le besoin d’une autodiscipline totale et totalitaire; d’un rôle mégalomaniaque du « big brother »: le contrôleur de l’attention mondiale. Mais sûrement il ne s’agit pas que de ça. Et B. M. n’est sûrement pas la seule dans ses envies de fanfares galactiques. Une caractéristique typique pour tous ceux qui se lancent dans les processus créatifs est liée à un perfectionnisme exagère, une envie d’atteindre le résultat « paradigmatique », parfait. Je ne suis pas sûre qu’il est possible, ou même nécessaire, d’ironiser cette envie. En dépit de son caractère répressif, l’effort qui lui est implicite améliore l’individu qui essaye de la réaliser. Même si la virtuosité était historiquement liée au cirque et les arts acrobatiques, parallèlement avec le développement des différentes virtuosités en danse et en musique, il est devenu clair qu’il s’agit d’un effort conscient d’aller au delà des limites existantes, de la courage Faustienne d’ouvrir la porte du savoir interdit a travers la sacrifice de sa propre sécurité (de son sang, sueur, et dans le cas des castrats, de leur organes génitaux).
En même temps, B. M. n’est pas sure qu’elle veut se sacrifier sur l’autel de l’art. Je cite la performance: « B. M. réalise qu’elle n’a ni persistance ni discipline pour continuer à travailler toute seule. » Rappelons la traduction du mot latin « virtus »: persistance… discipline… courage… Virilité. Sacrifice. La couronne de lauriers. Notre héroïne devient moins intéressée par la danse que par la virtualité des jeux vidéo où elle a la possibilité de performer en se transformant en divers avatars. Le gain et la perte se mesurent en points. Le stress diminue et l’identification imaginée est plus confortable, mais on n’arrive toujours pas à fuir la grande arène sociale et ses luttes pour les premières places.
B. M. n’est plus intéressée à atteindre elle-même l’équilibre absolu par l’exaltation orphique de la performance corporelle, elle choisit un autre type de contrôle de la performance en se transformant d’un côté en la virtualité d’une simulation digitale et de l’autre côté en un teaching point vivant.
Le costume excentrique portée par Barbara Matijevic (le haut rouge au col roulé, la jupe turquoise) semble signaler ce qui reste de l’envie d’une action non conventionnelle d’autrefois, mais les cheveux disciplinées en chignon strict et une voix inflexible pendant cinquante minutes de la performance, avec une accumulation constante des dessins sur le tableau blanc et les instruction du type “écrivons-le”, font ressortir la théorie comme une sorte de perversion de la pratique artistique.
Cette théoricienne monstrueusement sèche (encore une autre variation du Big Brother sur la scène) est en même temps la parodie de tous ces arts qui s’engagent dans la description et l’analyse des processus artistiques, comme la critique et la théorie. « I am 1984 » semble dire que lorsque l’interprète se réduit a ça, sa carrière devient une sorte de commerce de points virtuels dans les jeux vidéo. Les seuls oiseaux qui chantent aux virtuoses théorétiques sont, hélas, “électroniques” – et ils chantent du David Bowie. Cette virtuosité conceptuelle s’avère aussi létale que le “temps dilué” de la maîtrise extatique de la danse.
B. M. est très consciente de tous ces risques, et à travers l’humour, la précision dramaturgique et l’auto-exposition inflexible, démontre grande virtuosité (ou féminité?) dans l’élaboration des dangers provenant de toutes sortes de virtuosités (…)
Après tout, notre société a développé des idéals selon lesquels chacun peut opérer dans l’espace public et vivre de sa performance dilettante, alors pourquoi se donner du mal à redistribuer les cartes différemment? Je pense qu’il vaudrait le coup de remettre en focus quelque chose que B. M. dit avec beaucoup d’intelligence et mesure au début de la performance: autrefois, on pensait à comment sauter dans la télé et à des compétitions du patinage artistique où un jury international donnait un résultat parfait et unanime. Et si on gardait un peu de cette virtuosité du “saut” dans l’impossible, un peu de cette envie scandaleuse d’un expérimentation “totale”?

Natasa Govedic